Le temps de la vénalité universelle
Simón Royo
Simón Royo La tendance à croire que tout peut s’acheter et se vendre n’a cessé d’augmenter depuis le XIXème. Or, il existe des choses qui ne peuvent ni s’acheter ni se vendre et qui auront du mal à être un jour monnayables. Marx avait prédit l’ère de l’achat-vente, et je me retrouve toujours face au fait que “ quelqu’un l’a déjà dit avant moi. ” Il semblerait donc, que depuis les grecs, on n’a rien inventé de nouveau. Non, tout n’a pas été dit mais, la sagacité des anciens et de tous ceux qui nous ont précédés est assez surprenante. “ Il vint une époque où tout ce que les hommes en étaient arrivés à considérer comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait être enlevé à l’homme. C’était le temps où tout ce que jusqu’alors on transmettait sans jamais échanger, on donnait sans jamais vendre, on obtenait sans jamais acheter : la vertu, l’amour, la science, la conscience etc. tout, en somme, est entré dans la sphère du commerce. C’est le temps de la corruption généralisée, de la vénalité universelle, ou, en termes d’économie politique le temps où toute chose, qu’elle soit morale ou physique, transformée en valeur d’échange est mise sur le marché afin d’être appréciée à sa plus juste valeur”.(Karl Marx Misère de la philosophie [MEW, I, 1, p.69]; 1846-1847).
Cette intelligence que l’on retrouve chez les anciens, les sages, les scientifiques et les artistes d’autrefois nous porte à croire qu’il n’y a pas de progrès, que le mythe du progrès est un leurre , qu’en fait, à chaque époque, seuls quelques hommes se sont élevés jusqu’où nous voudrions que toute l’humanité s’élève un jour et, que le développement technologique n’entraîne pas forcément d’amélioration de grande envergure. La grandeur de ces quelques hommes les a souvent mener à dominer et subjuguer les autres. Ils ne furent alors ni sages ni scientifiques ni artistes mais militaires, religieux ou hommes politiques alors que d’autres utilisèrent leur grandeur à se libérer, et, par leurs œuvres, à faciliter la libération des autres et des générations à venir. Mais, tout bien pensé, on ne devrait pas totalement les séparer en deux camps : d’un côté positif, la sagesse, la science et l’art et de l’autre, la milice, la politique et la religion, puisque, étant donné leur nature hybride et amoral, et selon leur orientation, et compte tenu du fait que leurs racines sont communes, ils peuvent être tant un pouvoir créatif que dominateur. De plus, la guerre entre dans le jeu de l’art, la politique dans celui de la science et la religion, peut-être, dans le domaine de la sagesse : lorsque l’on s’approche d’une mystique élevée, s’éloigne-t-on des églises et des dogmes.
Tous les hommes naissent avec le même potentiel naturel. Pourquoi alors, tant d’inégalités ? Parce que l’on naît dans une société donnée, et pas dans la nature. La structure de la société détermine les hommes nés en son sein. Si, dans une société, la participation politique est indispensable, les hommes qui y vivent développeront cette capacité. Si la structure même de la société requiert que les citoyens développent leur intelligence et entrent en contact avec la sagesse, la science et les arts, tous développeront ces capacités. Cependant, la société dans laquelle nous nous trouvons actuellement est structurée de manière à ce que la seule chose réellement nécessaire pour réussir est le travail, la production ; « Mon fils, tu dois travailler pour gagner ta vie ». Les sciences, les arts ou la politique et la sagesse entrent aussi dans la catégorie de travail mais ne sont présentés que comme une marchandise à vendre ou à acheter. Le mal-né dans notre société ne peut compter que sur sa force de travail qu’il doit obligatoirement vendre afin de survivre. Il est évident que ceux qui ont créé ce besoin social de la civilisation contemporaine n’étaient pas de ceux qui n’avaient entre leur mains que leur force de travail à vendre ; ils avaient aussi la possibilité d’acheter celle des autres. C’est ainsi que notre société prit le nom de société bourgeoise ou société capitaliste précisément parce qu’elle fut construite par des forces qui dominaient et dominent ceux qui pouvaient et peuvent en tirer des bénéfices. Pour cela, des moyens matériels furent mis à leur disposition par des découvertes scientifiques et grâce aux richesses naturelles qu’ils durent exproprier aux autres et, de fait, s’approprier.
Mais, revenons au texte cité où l’on nous dit que “la vertu, l’amour, l’opinion, les sciences la conscience” sont devenues vendables et achetables. Or, ce n’est pas tout à fait vrai. On ne peut pas acheter l’amitié, bien qu’on puisse acheter une compagnie que l’on appelle faussement un ami. On ne peut pas acheter la vertu, mais on peut s’offrir une renommée de juste en payant ceux qui la diffuse. On ne peut pas acheter la science ou le savoir, mais on peut acheter des diplômes universitaires. On ne peut pas acheter l’amour mais on peut obtenir des partenaires sexuels en échange d’un salaire. On ne peut pas acheter la conscience, mais on peut obtenir une conscience pour une poignée de Louis d’or. Ainsi donc, “ la vertu, l’amour, l’opinion, les sciences la conscience” sont en quelque sorte inaliénables, car personne ne peut vendre ce qu’il ne possède pas. Cependant, elles sont à la fois ce qu’il y a de plus vendable au monde dans le sens où ce qui est vendu en tant que vertu n’est autre que vice où ce qui est vendu en tant qu’amour n’est autre que haine, en tant que science, erreur. Ce qui est vendu pour une opinion est apathie, pour science, inconscience.
On pourra m’objecter que le fait qu’on ne puisse pas s’approprier la science n’est pas d’une grande consolation puisque la technologie, sans rien payer en échange, s’approprie librement la science d’Archimède, d’Euclide, de Newton ou d’Einstein sans que l’humanité ne reçoive de droits de propriété intellectuelle pour l’exploitation de ces ressources. On pourra aussi me dire que le fait que l’amour soit inaliénable n’est pas une consolation s’il est possible de prostituer un être humain et l’utiliser, moyennant de l’argent, de la même manière que tout autre article disponible sur le marché. On me fera mille autres objections et je ne leur donnerai pas tort.
Cela dit, on continue à “ transmettre, donner et acquérir ” en plus d’acheter ou vendre, bien que la première option semble avoir été mise de côté et que la deuxième semble tout englober. Si on transmet à un jeune un savoir, on ne le perd pas pour autant. On ne le perd pas non plus si on le vend ou le transmet pour de l’argent, comme le fait le professeur. La connaissance est une marchandise autre que les biens matériels-corporels. D’une certaine manière, la connaissance peut être vendue et achetée, mais curieusement, on la conserve même si elle devient propriété d’un autre. Et ceci parce que, n’étant pas un objet, personne ne la possède. Contrairement à ce qui arrive à l’artisan qui, lorsqu’il fabrique un vase en terre et le vend, le perd, celui qui a une idée, la partage ou la vend, ne se retrouve pas sans idée après. Ainsi, il existe une différence entre aliéner et vendre. Le premier signifie tout donner et le second donner seulement une partie ; le premier cède le temps et le produit alors que le second cède le temps, le produit tout en conservant le produit, mais, les deux conservent la capacité créatrice, inextirpable, elle. Et, si on parle non pas de ce qui se transmet mais de ce qui se donne et s’acquiert, on se retrouve face à des choses qui ne peuvent être ni vendues ni aliénées. Le don exclut la vente puisque l’on ne reçoit rien en échange et il en est de même pour l’acquisition. On peut acheter et payer des cours d’anglais mais pas la connaissance de la langue anglaise. On peut acheter des diplômes mais pas les capacités qu’elles sont sensées certifier. Celles-ci doivent s’acquérir et non pas s’acheter.
Nous comprenons donc mieux la raison de notre surprise à la lecture de la citation de Marx. Ce qui peut être acheté et vendu n’est pas “la vertu, l’amour, l’opinion, les sciences, la conscience” mais les moyens pour y parvenir. Et c’est à cause de cette confusion que nous vivons au temps de la vénalité universelle. Comme nous le disions auparavant, on n’achète pas les connaissances de la langue anglaise sur le marché mais on achète des cours d’anglais, c’est à dire les moyens qui peuvent nous permettre d’acquérir et de développer les capacités souhaitées.
Si, dès la naissance l’enfant n’est pas entouré d’affection, comment pourra-t-il un jour atteindre l’amour ? Si les moyens nécessaires pour que tout le monde puisse atteindre et développer la vertu ne sont pas mis en place, comment peut-on imaginer une société de vertueux ? Si l’on ne dispose pas des moyens pour s’exercer dans la construction d’une opinion et d’une conscience propres, comment ne pas faire nôtres l’opinion des autres et la conscience de celui qui nous paie ? Si les moyens pour cultiver les sciences nous sont tronqués, comment pouvons nous être rationnels ? Si l’on nous empêche de cultiver notre côté artistique, comment pouvons-nous développer notre sensibilité ? Toute graine pousse et devient arbre à condition que le sol, l’environnement et l’eau l’y aident.
Il est clair que ceux que le pouvoir amène à dominer se soucient qu’un nombre restreint d’individus qui leur serviront de substituts aient accès aux moyens d’atteindre la vertu ou la science mais ils ne les guident pas jusqu’au bout : ils prostituent la vertu et la connaissance en vue du maintien de leur autorité et de l’extension de leur patrimoine. C’est la raison pour laquelle ils dominent.
Ceux qui parviennent à accéder aux moyens sans pour autant prostituer leurs fins finissent par s’affronter à ceux qui dominent et deviennent par conséquent des traîtres pour leur milieu. En effet, il n’y a rien de plus outrageant pour celui qui domine que de voir une personne de son même statut se mettre à créer au lieu de dominer, qui, au lieu d’exercer un pouvoir sur les autres se libère et appelle à la libération, qui, au lieu de travailler, jouit de son activité de produire et acquérir simultanément, qui n’achète et ne vend que l’indispensable et donne et transmet le reste.
Le pire ennemi de la domination est la puissance et il ne peut être extirpée d’aucune des deux. En effet, les deux ont la même origine : le pouvoir. Tout être humain naît avec un pouvoir, un potentiel qui peut être desséché, diminué, empêché, limité ou qui peut grandir, s’épanouir et se manifester comme une force ou, s’il est prostitué, devenir domination c’est à dire, force détournée. De cette manière, les esprits libres ou ceux qui sont sur le chemin de la liberté tendront à l’égalisation des moyens pour tous les êtres humains (la justice, l’égalité) car le potentiel de la libération sera dans leur nature. Ils résisteront à la domination en formant une communauté inavouable qui restera toujours anonyme, et ils affronteront, de cette manière, ce temps de la vénalité universelle.