Libre comme l’air, l’eau, le savoir
PAR Bruce Sterling
Bonjour tout le monde. Bien, me voici devant l’Association de la Technologie de l’Information dans les Bibliothèques, j’imagine donc que je devrais parler des bibliothèques, de l’information, de la technologie, ou au moins de l’association. Je vais essayer, mais j’ai envie de le faire depuis une perspective inhabituelle. Je vais commencer par vous parler d’argent.
Vous ne le devineriez pas en entendant certains discourir, mais nous ne vivons pas dans une société d’information technocratique. Nous vivons dans une société capitaliste hautement avancée. On parle beaucoup du pouvoir et de la gloire, du savoir hautement spécialisé et de l’expertise technique. Le savoir est le pouvoir - mais si c’est le cas, pourquoi n’y a-t-il pas de gens cultivés au pouvoir ? Il existe une Bibliothèque du Congrès, c’est vrai. Mais combien y-a-t-il de bibliothécaires au Congrès ?
La nature de notre société affecte fortement la nature de notre technologie.
Elle ne la détermine pas entièrement ; une bonne part de notre technologie nait par pur accident, au gré des cartes qui tombent, des opportunités saisies, et, bien sûr, de l’occasionnelle éruption du génie, lequel tend par nature à être imprévisible. Reste qu’en tant que société, nous n’explorons pas les technologies jusqu’à leurs ultimes limites. Seuls les ingénieurs s’intéressent à ce genre délices techniques, et les ingénieurs touchent des bulletins de paie signés par des compagnies et des actionnaires. Nous ne recherchons pas les technologies pour elles-mêmes. En réalité, nous sommes à la recherche des technologies qui assurent le meilleur retour sur investissement. Il y a une grande différence.
Il subsiste bien sûr dans nos vies beaucoup d’éléments qui échappent l’économie monétaire. Plein de choses qui ne sont pas-pour-le-profit et ne peuvent être calculées en dollars. « Les meilleures choses de la vie sont gratuites, » dit le dicton. Ces belles paroles des anciens sonnent chaque jour plus vieilles. Comme le fameux voeu de se marier « pour le meilleur et pour le pire », qui a de plus en plus tendance dans un environnement moderne à se moduler en fonction du contrat de mariage. Commercialisation. Marchandisation, un de mes mots favoris. C’est un phénomène très puissant. De plus en plus puissant chaque année.
Académie, bibilothèques, les institutions culturelles sont déjà assiègées par le commercial. Permettez-moi vous présenter le bulletin du MacNeill Lehrer, qui vous est offert par le réseau public de télévision et, incidemment, AT&T. Bienvenue aux étudiants de Large Northeastern University, financée par Pepsi-Cola, la boisson officielle de Large Northeastern. Vous apprendrez la vérité, et la vérité vous donnera une place sur le marché du travail. Salut, je suis le chef du département de microbiologie de Large Northeastern. Je fais aussi partie du conseil d’administration de TransGenic Corporation. Le Recteur dit qu’il n’y a pas de problèmes, puisque Transgenic reverse une partie de l’argent de nos brevets à Large Northeastern.
Bienvenue à la Librairie du Congrès. Jolt Cola est la boisson officielle de la Librairie du Congrès. Profitez de notre réseau électronique de données, qui vous est offert par Prodigy Services, une joint venture d’IBM et Sears. Vous remarquerez le bandeau de publicités rouge-vif qui vous saute aux yeux tandis que vous essayez d’accéder aux oeuvres complètes de William Wordsworth. Mais faîtes comme si elles n’étaient pas là ! Incidemment, voici aussi un lien hypertexte à partir duquel vous pouvez acheter votre tee-shirt William Wordsworth en le faisant débiter sur votre carte de crédit. Ai-je mentionné que la Librairie du Congrès est aussi devenue une banque ? Hé, les données sont des données ! Digits are digits ! Chaque pixel dans le cyberspace est une chance de vendre à saisir.
N’oubliez pas non plus de visiter notre coffee-bar. Vous y trouverez des cassettes vidéos. Nous avons aussi des parapluies souvenir, des cendriers, et des boucles d’oreille. Nous autres bibliothécaires faisons de notre mieux pour survivre à cette période économique difficile. Après tout, la bibliothèque est une institution plutôt vieux jeu assez mal été équipée pour trouvé sa place dans une saine compétition de marché. Enfin, maintenant, nous avons arrangé ça !
Le système des bibliothèques américaines a été inventé dans un tout autre climat culturel. Voici comment c’est arrivé. Vous vous appelez Benjamin Franklin, imprimeur et génie universel, et c’est l’année de grâce 1731. Vous participez à ce petit club de discussion qui s’appelle le Junto, et vous vous dîtes qu’il serait bien de mettre en commun tous vos livres, en demandant à chacun une petite somme pour les emprunter. Vous n’êtes pas riches, dans ce club. Pas d’aristocrates ou de gens bien nés au Junto, même pas de philanthropes. Vous êtes essentiellement des apprentis et des jeunes gens qui travaillent de leurs mains. Si vous étiez riches, d’ailleurs, vous ne ressentiriez pas autant ce besoin de mettre en commun votre information. Alors vous réunissez tous vos livres aux couvertures de cuir dans le salon du vieux club de Philadelphie, et vous demandez aux gens quarante shillings d’adhésion plus dix shillings par année...
Oubliez maintenant 1731. Transportons-nous en 1991. Finis les livres aux reliures de cuir. Vous commencez à échanger entre vous des floppy disks, et vous utilisez pour ça un bulletin board system. Inspirés par le souci du public ? Un bénéfice pour la société ? Institution démocratique, le savoir est le pouvoir, le pouvoir au peuple ? Peut-être... ou peut-être que vous n’êtes qu’un fou idéaliste, Mr. Franklin. Pas seulement ça, mais vous menacez nos intérêts commerciaux. Qu’est-ce que vous faîtes de nos secrets professionnels, Mr Franklin ? Nos marques déposées, copyrights, et brevets. Nos droits de propriété intellectuelle. Nos algorithmes brevetés. Nos certificats de sécurité nationale. Nos licences d’export. Notre politique de surveillance du FBI. Ne copiez pas cette disquette, Mr. Franklin ! Et vous me dîtes que vous voudriez qu’on paye des impôts pour soutenir vos activités suspectes ? Hé, s’il y a un vrai besoin là-dedans, le marché le couvrira, Mr Franklin. Je pense vraiment que votre idée de « bibliothèque » est quelque chose qu’il vaudrait mieux laisser au secteur privé, Mr Franklin. Aucun auteur ne pourrait avoir envie qu’on lise ses livres sans le payer, monsieur. Avez-vous l’intention d’affamer les artistes et les créateurs ?
Soyons réalistes, Mr Franklin. Vous savez ce qui est réel, Mr Franklin ? L’Argentest réel. Vous semblez croire que l’information doit être gratuite. Vous dîtes que permettre aux gens d’apprendre à leur guise devrait bénéficier à la société prise dans son ensemble. Bien, nous ne croyons plus aujourd’hui à la société comme un ensemble. Nous croyons à l’économie comme un tout - un trou noir ! Pourquoi auriez-vous le droit de penser des choses, et surtout d’apprendre des choses, sans devoir payer quelqu’un pour ce privilège ? Venons-en au fond de l’affaire. L’argent. L’argent est réalité. Vous voyez ce dollar ? Il est bien plus réel que l’humus ou l’oxygène, la couche d’ozone ou le rayon de soleil. Vous pouvez dire qu’il s’agit juste d’un bout de papier avec des symboles dessus, mais c’est un sacrilège ! Voici le Dollar tout puissant. Les dollars que nous adorons sont en réalité stockés pour la plupart dans le cyberspace. Juste des un et des zéro digitaux dans un réseau d’ordinateurs, mais cela ne fait pas d’eux pour autant une réalité virtuelle. Non, les dollars sont bel et bien réels, bien plus réels que quelque chose d’aussi vague que l’intérêt pûblic. Si vous n’êtes pas vendable, vous n’existez pas !
Pouvez-vous croire que Melville Dewey ait dit un jour : « gratuit comme l’air, gratuit comme l’eau, gratuit comme le savoir ? » Gratuit comme le savoir ? Soyons réalistes, on vit dans le monde moderne – l’air et l’eau ne sont plus gratuits depuis longtemps ! Hé, tu veux de l’air respirable, paye la note de ton générateur d’air conditionné, mon gars. Gratuit comme l’eau ? Mec, si tu as un peu de bon sens, achète-toi de l’eau en bouteille ou offre-toi un filtre ionique. Et gratuit comme le savoir ? Eh bien, nous ne savons pas ce qu’est le « savoir », mais nous pouvons vous avoir plein de *données,* et dès que nous aurons trouvé le moyen de les faire entrer directement dans le cerveau des étudiants, nous pourrons renvoyer tous les professeurs chez eux et les bibliothécaires avec.
Mesdames et messieurs, il y a un problème dans le fait de montrer la porte à Mr Franklin. Le problème, c’est que Mr Franklin avait raison en 1731, et que Mr Franklin a encore raison !. L’information n’est pas quelque chose qu’on puisse colporter comme du Coca-Cola. Si c’était une simple marchandise, alors l’information ne vaudrait rien tant elle inonde le marché. Dieu sait que nous avons assez de données ! Nous sommes noyés dans les données. Néanmoins nous ne ferons qu’en ajouter. L’argent ne permet pas d’évaluer le monde de l’information. Quelle est la valeur de la Bible ? On en trouve dans n’importe quelle chambre d’hôtel. Elles sont sans valeur sur le plan des marchandises, mais certainement pas pour l’humanité. L’argent et la valeur ne sont pas identiques.
Quel est le vrai propos de l’information ? Il semble qu’il y ait quelque chose qui cloche avec « l’Economie de l’information ». Il ne s’agit pas de données. Il s’agit d’attention. Dans quelques années, chacun pourra transporter la Bibliothèque du Congrès en entier dans une poche de sa veste. Et alors ? Personne ne lira jamais toute la Bibliotèque du Congrès. Vous seriez morts avant d’avoir pu en lire le dixième. Ce qui est important - de plus en plus important - c’est le processus par lequel vous allez déterminer ce que vous aurez vraiment envie de lire. C’est là que commence la véritable économie de l’information. La question cruciale n’est pas qui possède les livres, qui les imprime, qui a les droits. C’est l’accès qui est crucial. En fait, même pas tant l’accès lui-même, que les signaux qui vous diront à quoiaccéder - ce à quoi il faut faire attention. Dans l’Economie de l’Information, nous avons de tout en trop - sauf de l’attention.
C’est pourquoi le magicien est la créature qui gouverne de plus en plus cet univers de l’information. Les magiciens gouvernent notre attention. Ne vous occupez pas de l’homme qui se cache derrière le rideau. Non, non ! Regardez ma main. Voyez comme je fais sortir un Président de mon chapeau. Regardez bien ! Je peux faire disparaîître ces gens qui meurent de faim dans un vacarme médiatique. Rien dans les manches. Presto ! Les faits n’ont pas d’importance si le magicien arrive à diriger notre attention.
Les magiciens sont les anti-bibliothécaires du mal ; ils sont le côté obscure de la Force...
Les bibliothécaires étaient des « porteurs de livres ». Porteurs de livres. J’aime bien le côté humble de cette expression. Je préfère ça au son que rend « expert en recherche de l’information », même si c’est sans doute la direction dans laquelle les bibliothécaires se dirigent. Une bonne direction, probablement. En tout cas, celle où semble résider le pouvoir. Bien qu’il m’arrive de me demander ce qu’on recherchera vraiment, et ce qu’on décidera de laisser se momifier doucement dans l’arrière-coin d’un disque dur.
J’aime les bibliothèques et les bibliothécaires, je dois ma carrière aux bibliothèques et aux bibliothécaires. Je respecte Mr. Franklin. Je déteste voir les livres devenir une marchandise, et l’accès aux livres devenir lui-même valeur marchande. J’aime également les librairies, je gagne ma vie grâce à elles, mais elles m’inquiètent aussi de plus en plus. Je n’aime pas les chaïnes, les chaînes de librairies non plus. Nous avons déjà dans ce pays douze personnes, douze êtres humains, qui achètent en ce moment tous les livres de science fiction pour les douze plus grands distributeurs américains. Ils sont les filtres de l’information et les filtres de l’attention, et leurs critères sont le fond de l’affaire, et ce fond de l’affaire n’est qu’une manipulation commerciale. Je n’aime pas non plus les gros éditeurs. L’édition moderne est concentrée dans trop peu de mains. Elle appartient aux gens qui possèdent les moyens de production. Et, dans le même temps, la plupart des moyens d’attirer l’attention. Elle apartient à ceux qui déterminent sur quoi nous devons diriger notre attention.
Bien sûr, il existe aussi d’autres façons, en dehors du commerce, d’autres méthodes pour diriger l’attention des gens. Par exemple, des moyens culturels et esthétiques d’aiguiller l’attention. Les bibliothécaires ont longtemps été maîtres dans cet art de filtrer ce que le public peut voir. Vu le nouveau tournant que prend la culture, il n’est pas impossible qu’ils endossent à nouveau cet habit. Les bibilothécaires peuvent devenir « très corrects ». Il faut alléger les stocks, et même dans les média électroniques, la bonne vieille commande « delete » n’est jamais bien loin.
Relisez ce que les bibliothécaires avaient coutume de dire il y a un siècle. Le bibliothécaire des temps jadis était très remonté contre le roman populaire. Voici par exemple ce que disait le Dr Isaac Ray, un gentleman des années 1870. Je le cite : « La doctrine que j’inculquerais est la suivante - on lit trop de romans à notre époque, et c’est pourquoi nous sommes affligés de troubles mentaux comme jamais par le passé. »
Ecoutons maintenant le grand Intendant de l’état du Michigan, en 1869 : « L’état pullule de colporteurs vendant des histoires de pirates, de meurtres, ou des histoires d’amour - cette littérature de ruisseau ». Ou le bibliothécaire James Angell, en 1904 : « Nous devons reconnaître que la littérature qui inonde l’Amérique est de la plus vile espèce, de l’ordure. Son influence est terriblement nocive. Elle éveille les passions les plus morbides. Elle ne s’intéresse qu’aux représentations les plus exagéres de la vie. Son style même est vicieux. »
Ces messieurs très bien nous parlent des écrivains qui s’intéressent au crime et aux quartiers mal famés, et rendent ainsi les gens fous, sans doute parce qu’ils le sont déjà eux-mêmes. Je crois savoir de qui ils parlent. Ils parlent de moi.
Ecoutons maintenant le Président des Etats-Unis discourant sur les bibliothèques en 1890.
« Le jeune garçon qui dévore goulûment les histoires vicieuses des livres d’aventures qu’on trouve aujourd’hui partout aura la tête remplie de notions de la vie qui ne feront à coup sûr pas de lui un membre utile de cette société, si elles ne font pas de lui une menace pour la paix et un danger public ». Grover Cleveland enfonce le clou. Je sens très fortement, je sens instinctivement, je sens passionément que Je suis un de ces clous. Non seulement ai-je commencé ma vie comme ce garçon dévoreur de livres, mais grâces en soient rendues aux livres populaires de science-fiction, je suis devenu une menace pour l’idée que se fait Grover Cleveland de la paix et de l’ordre.
Des livres trop accessibles, monsieur le Président ? Trop d’accès. Emêchons par tous les moyens nos réseaux électroniques de fournir *trop d’accès*. Cela pourrait devenir dangereux. Les réseaux pourraient corrompre l’esprit des gens et détruire les valeurs de la famille. Ils pourraient créer le mauvais goût. Vous pensez que cette histoire de réseau électronique est un nouveau problème. Ecoutez James Russell Lowell parlant en 1885, un respectable « homme de lettres ». « Nous nous informons nous-mêmes diligemment et couvrons le continent de fils télégraphiques... nous sommes en train de nous enterrer vivants sous cette avalanche de propos profanes... nous acceptons de nous transformer en éponges saturées de la stagnante mare aux canards du commérage villageois. »
La stagnante mare au canard du village global. L’étang aux oies de Marshall MacLuhan. Qui sont les oies de ce village global ? Quelles qu’elles soient, je suis l’une d’entre elles. Vous me trouverez avec les magazines à deux sous et les comics bizarres et les bouquins à reliure cheap de l’imaginaire tordu. Dans l’avenir, mes successeurs et moi, vous nous trouverez dans les recoins douteux de l’électronique. Dans des fanzines, des sous-genres digitaux, dans l’underground digital. Dans n’importe lequel de ces médiums qui font frémir Grover Cleveland. Il n’a pas encore réussi à décider si je ne suis une râclure de caniveau ou « l’élite culturelle » - mais dans les deux cas, il ne m’aime pas. Il n’aime pas les cyberpunks.
Je ne pense que cela vous étonne. Mais il ne va pas non plus aimer les bibliothécaires cyberpunks. J’espère que vous ne vous bercez pas d’illusions là-dessus.
Les idées bizarres sont tolérables tant qu’elles restent des idées bizarres. Une fois qu’elles commencent à agiter le monde, il y a de la poudre dans l’air et du sang par terre. Vous autres bibliothécaires cybernétiques êtes en train de marcher vers un champ de bataille. C’est une lutte culturelle, une lutte politique, une lutte sur le terrain de la loi. Etendre le droit au savoir dans le cyberspace sera une terrible bataille. C’est une vieille guerre, une guerre à laquelle les bibliothécaires sont habitués, et je vous honore pour les batailles pour la liberté d’expression que vous avez déjà remportées dans le passé. Mais le terrain du cyberspace est un nouveau terrain. Tout y est à refaire, et nous devrons à nouveau nous battre centimètre par centimètre, megabyte par megabyte.
Vous avez entendu d’étranges idées aujourd’hui. C’est pourquoi nous sommes là - d’étranges idées. J’aime lire Hans Moravec. Je le respecte, et j’accorde une grande attention à ce qu’il dit. Cet homme est une fontaine d’idées bizarres, et dans mon opinion, tout ce qu’il est doit être porté au crédit des valeurs de base de la république américaine. Je trouve même ce qu’il dit assez sensé , techniquement et rationnellement, sinon politiquement et socialement.
Mais une fois encore, je ne pense pas que les Ayatollahs aient vraiment lu Mind children. S’ils l’avaient fait, ils y verraient le blasphème absolu, bien pire que les Versets Sataniques de Salman Rushdie. Si Hans réussissait vraiment à créer une après-vie digitale sur Terre, je suis presque sûr que les fondamentalistes musulmans essaieraient de le tuer. Ils considéreraient sûrement ça comme leur devoir moral. Et ils ne seraient probablement pas les seuls. Beaucoup de gens sont allés voir le film Terminator II. Ils pourraient imaginer notre ami Hans sous les traits de l’Architecte de Skynet. L’homme qui veut rendre la race humaine obsolète et donner le pouvoir aux robots. Est-ce que cela ne veut pas dire qu’il serait plus sûr de le tuer dès maintenant ?
Bien sûr, nous n’allons pas tuer Hans aujourd’hui. Je veux dire, pas tant qu’il n’a pas lancé son propre satellite et créé son mouvement religieux. Pas tant qu’il n’a pas commencé à construire un cerveau post-humain dans une boîte. Pas tant que sa technologie n’est pas passée du rhétorique au concret. Pas avant que Mind children ne soit devenu Mind Children (TM), un produit manufacturé par Apple et Toshiba qui fera fureur chez des yuppies vieillissants, mais encore audacieux. Il faudra cinquante ans ? Cinquante années pour une transformation complète de la condition humaine ? Peut-être. A moins que dans cinq ans, les services secrets n’investissent les locaux du MIT et confisquent l’équipement de Moravec. Pour les charges, ils trouveront bien quelque chose. Peut-être pourront-ils le coincer pour un discours devant le Federal Drugs Agency.
Je crois pourtant à la singularité. Je pense qu’une transformation profonde de la condition humaine s’annonce. Je n’ai pas idée de ce qu’elle sera, mais je le sens dans l’air du temps. Ce n’est pas par accident que cette période historique produit des gens comme Hans Moravec. Qu’il ait tort ou raison, Hans est un avatar culturel. Peut-être sommes-nous radicalement en train de changer le système opératoire de la condition humaine. Si c’est le cas, alors, ce serait vraiment le moment de commencer à penser à sauvegarder des bouts de notre civilisation.
C’est pourquoi je souhaite aborder encore un autre sujet. Une dernière idée bizarre et science-fictionnesque. J’appelle ça l’Archivage Profond. L’acte le moins commercial possible pour ces institutions que nous appelons des bibliothèques. J’aimerais voir les choses archivées pour le long terme. Le très long terme. Pour les successeurs de notre civilisation. Peut-être même pour les successeurs de la race humaine ?
Nous léguons déjà quelques remarquables cadeaux au futur éloigné de cette planète. Des déchets nucléaires, par exemple. Nous sommes en train d’archiver proprement ces déchets dans du béton, des mines de sel et des tombes profondes, pour des dizaines de milliers d’années. Imaginez le plaisir que ce sera de découvrir une de ces bombes à retardement dans six mille ans. Imaginez la joie d’archéologues altruistes et dévoués découvrant une des tombes pharaoniques du vingtième siècle et mourant d’une mort lente et affreuse. Merci, merci beaucoup, chers ancêtres ! Merci, vingtième siècle ! Merci d’avoir pensé à nous !
Ce serait une obligation morale de nous expliquer à ces gens à que nous risquons de tuer ? Peut-être bien. Ne devrions-nous pas penser à leur léguer quelque chose d’un peu moins mortel que nos champs radio-actifs ? Si nous nous apprêtons à pouvoir nous promener avec la Bibliothèque du Congrès dans la poche, j’aimerais que nous pensions aussi à laisser une Bibliothèque du Congrès à côté de chaque fût de déchets nucléaires. Expédions par avion la Bibliothèque du Congrès jusqu’en l’an 20000 !
Cet acte ne nous rapportera aucun bénéfice. Pas un sou à gagner là-dedans. C’est pourquoi j’aime l’idée. C’est ce qui me séduit en elle. Je pense que ce serait bon pour l’âme de la société de consommation. C’est un geste moral qui démontrerait que notre sens des valeurs n’est pas entièrement égoîste, entièrement étroit, entièrement à courte vue. J’espère que vous penserez à cet Archivage Profond. Pour ce qui est des idées bizarres, c’est encore une des moins hasardeuses et des plus réalisables. Si ma visite doit vous laisser un souvenir, j’espère que vous vous souviendrez de cette idée.
C’est tout ce que j’ai à dire, merci beaucoup de m’avoir écouté.
- Discours prononcé devant l’Association de la Technologie de l’Information dans les Bibliothèques, juin 1992, San Francisco.
PS :
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