La police et les jeunes
Examen de quelques idées reçues
Sylvie Tissot et Pierre Tévanian
Le déni des violences dans l'institution policière a pendant longtemps été total. Il est pourtant de plus en plus difficile aujourd'hui d'en nier l'ampleur et la fréquence. Dans le monde associatif, militant, ou même au sein de la Justice, les dénonciations se sont en effet multipliées.
Qu'elle prenne la forme de bavures meurtrières ou d'actes quotidiens (manque de respect, insultes racistes ou tabassages), qu'il s'agisse de simples délits ou d'un crime contre l'Humanité comme en octobre 1961, la violence policière est une question qui émerge progressivement dans le débat public (1).
Il est intéressant de constater que la question est désormais posée par certains membres de l'institution policière. Erik Blondin, gardien de la paix, est membre d'un syndicat minoritaire, le syndicat de la police nationale, qui a récemment appelé à reconnaître les massacres d'octobre 1961. C'est un policier atypique, qui n'hésite pas aujourd'hui à dénoncer publiquement les dérives policières et qui réfute un certain nombre d'idées reçues sur la violence.
Des jeunes de plus en plus délinquants ?
L'idée d'une délinquance de plus en plus massive et de plus en plus jeune est aujourd'hui largement répandue. Cette diffusion, nous la devons en grande partie au travail d'experts comme Alain Bauer, auteur d'un Que sais-je sur les violences urbaines, qui parle des zones où, souvent sans partage, règnent des délinquants toujours plus jeunes, toujours plus violents, toujours plus récidivistes, ou comme la politologue Sophie Body-Gendrot qui parle d'une croissance inexorable des phénomènes de violence urbaine (2).
Que le premier soit PDG d'une société privée de conseil en sécurité et que la seconde ait écrit un rapport pour Jean-Pierre Chevènement nous invite à la prudence. C'est avec la même circonspection qu'il faut examiner les chiffres de la délinquance produits par les ministères de la Justice ou de l'Intérieur, ou les sondages sur l'insécurité.
Tout un travail de déconstruction est en effet nécessaire pour montrer que les chiffres dépendent de nombreuses variables, et pas seulement de la délinquance. Une mobilisation plus importante des forces de police, et donc des interpellations plus fréquentes, auront tendance à faire monter les chiffres. Mais l'absence d'institutions adaptées pour s'occuper des mineurs par exemple peut avoir le même effet. C'est ce que nous a expliqué Erik Blondin à propos d'enfants roumains qui, à Paris, percent les horodateurs pour en récupérer la monnaie.
Non. Je ne crois pas qu'il y ait une montée de la délinquance. (...) Les enfants roumains sur les horodateurs, ils sont remis dehors, des gosses de dix ans, qui sont en train de commettre une infraction à six heures du matin. Ils recommencent, ils se font rattraper. Et à chaque fois ça fait monter les statistiques.
Après avoir menacé sa hiérarchie, Erik Blondin a obtenu que ces enfants soient envoyés à Saint-Vincent-de-Paul, une institution manifestement inadaptée, dont les enfants s'échappent facilement et au grand soulagement de tous. Voilà donc la politique adoptée, qui permet d'occulter les problèmes dont ne veut pas s'occuper, par exemple la situation des réfugiés roumains, la scolarisation de leurs enfants...
Et qu'en est-il, selon Erik Blondin, de ces fameuses zones de non droit en banlieue, qui inquiètent tant Alain Bauer ? Il suffit qu'il y ait dans une cité un petite émeute un jour, pour de motifs légitimes ou illégitimes, je ne sais pas, on dit à la police : ça y est, faites attention, n'allez pas là dedans ! L'administration, d'un côté, elle se protège parce que si elle envoie un mec seul ou à deux et que ils se font péter la gueule... Et de l'autre côté, elle joue là dessus aussi parce que ça l'intéresse de mettre en opposition les gens. Pendant que les populations se foutent sur la gueule, et se détestent, eux ils sont tranquilles pour faire leur politique, on s'intéresse pas trop aux Tiberi...
Si on a fini, après si longtemps, à s'intéresser aux Tiberi, beaucoup d'autres formes de violences, légales ou illégales, échappent encore à la dénonciation publique : violences économiques, violences sociales, discriminations. La gauche gouvernementale préfère parler des boîtes aux lettres cassées plutôt que de ces violences qui génèrent pourtant une véritable insécurité. Probablement parce qu'elle a renoncé, au fur et à mesure qu'elle se pliait aux logiques du marché, à s'y attaquer.
Une police raciste ?
Le racisme dans la police est massif, et source de violences répétées envers les "jeunes basanés". Les témoignages affluent. Et il est urgent aujourd'hui de désigner les responsables, de les sanctionner, et de rappeler qui sont les victimes. Mais ce qui doit être rappelé aussi, c'est que le policier n'est pas plus naturellement raciste ou violent que le jeune n'est naturellement délinquant. Là encore, les explications existent et doivent être dites : instructions et intérêts de la hiérarchie, dysfonctionnements de l'institution, manque de formation, origine sociale des policiers...
Comme le rappelle Erik Blondin, les policiers sont en grande majorité issus des classes moyennes, "des gens qui avaient vécu en pavillon, dans des endroits sécurisés". Envoyés sans expérience et sans formation sérieuse dans certains quartiers de banlieue, ils trouvent dans les discours racistes une grille de lecture pour penser une situation qui les dépasse.
"Ils savent plus, ils sont désemparés. Et comme ils sont désemparés, ils disent d'accord aux discours racistes. Ils sont désemparés parce que, au lieu de faire l'association situation sociale et délinquance, ils font l'amalgame entre l'immigration et la délinquance. Ils ont oublié que l'immigration et la position sociale étaient souvent liées. C'est sûr qu'il y a plus de délinquance chez les pauvres que chez les bourgeois. C'est pas nouveau comme schéma."
Désarroi des policiers quand aucune arme intellectuelle ne leur est donnée pour comprendre la situation. Violence des policiers quand les moyens nécessaires ne sont pas mis à leur disposition pour gérer la situation. Revenons sur l'exemple des enfants roumains dont nous a parlé Erik Blondin.
"Qu'est-ce qui va se passer ? Et c'est déjà arrivé, j'en ai la conviction. Deux choses. La première, on attrape le mineur et on décide de lui mettre un coup de pied aux fesses et de lui piquer ce qu'il avait piqué. Alors après, c'est l'honnêteté du policier... Et même si le policier, il est honnête, on n'a pas le droit de mettre les gens dans une situation corruptrice. Le mec, si il a trois mille francs en pièces de monnaie, qui viennent de nulle part, que personne ne l'a vu, s'il a des problèmes d'argent à la maison, qu'il a l'huissier, des traites à payer, il va avoir peut-être tendance à prendre un peu, beaucoup ou tout. On n'a pas le droit de faire ça. Mais on crée ces situations là. Deuxième chose, ceux un peu plus fachos, un peu plus violents, qui vont dire, attend, il nous emmerde, tu vas voir qu'on va lui faire passer l'envie, on l'emmène au deuxième sous-sol d'un parking, on lui pète la figure au môme de douze ans, en se disant, il va plus revenir. Ça, c'est des dérives, mais qui naissent de la situation qui est pourrie par le système. Ils veulent pas gérer..."
Quand l'institution ne permet pas de traiter la délinquance, les policiers ont tendance à s'en occuper eux-mêmes, et toutes les dérives sont possibles. Là encore, le manque de moyens est au cœur des problèmes."Pour ces petits roumains, moi, j'ai la solution. On les attrape pas. On les suit jusqu'à ce qu'ils aillent donner l'argent à leur proxénète et on attrape le proxénète. C'est lui qu'il faut attraper, c'est pas eux. Mais on n'a pas assez d'effectifs. Si on fait ça, on peut plus mettre d'officiers sur la voie publique, pour le bon peuple qui veut les voir pour sentir qu'ils sont protégés et qu'ils peuvent dormir dans leurs chaumières..."
Ce "bon peuple", il faut aussi en parler. Car la question de la violence ne se réduit pas à un face à face entre la police et les jeunes. La hiérarchie de la police est en cause, nous l'avons vu. Mais dans l'engrenage de la violence, les 'bons citoyens' ont une part de responsabilité.
La police et les jeunes. Et les autres ?
Car il faut le rappeler, contrairement à ce que de nombreux reportages de journaux télévisés le laissent croire, la banlieue n'est pas peuplée que de "jeunes" et de "policiers" . En banlieue, habitent des ouvriers, des employés, des chômeurs. Des étrangers, des Français. Des racistes, des non racistes.
Parmi eux, nombreux sont ceux qui ont conscience des violences policières, qui assistent aux débarquements guerriers des Brigades Anti-criminalité, qui ont conscience des discriminations dont sont victimes leurs enfants. Mais parmi eux aussi, beaucoup alimentent l'agressivité des jeunes et la demande de répression.
"A la police, on désigne les jeunes. Aux jeunes on oppose la police. La population n'est pas exempte de reproches, loin de là, au contraire. Dans les cités, les gens qui supportent pas de voir quatre jeunes assis dans le hall quand il fait froid, l'hiver, ces jeunes dans les cités qui n'ont aucune structure pour se réunir... On ne les supporte pas dans la cage d'escalier ? C'est vrai, de temps en temps, ils fument un pétard, mais bon... ça va... c'est pas bien, mais on peut pas attiser la haine sur une position statique dans un hall d'immeuble et un pétard de fumé. Alors on est pas fin quand on est jeune. C'est vrai que quand on voit le regard agressif de celui qui passe, qui est agressif aussi parce qu'il a peur... le jeune, qu'est-ce qu'il fait, il va lancer deux vannes, ça crée le sentiment d'insécurité dont on parle tant. Il se passe rien, mais tout le monde tremble et on se croit dans un état d'agressé en permanence."
Pourquoi ces jeunes sont-ils dans les halls ? Pourquoi y a-t-il pas si peu d'endroits où il peuvent aller discuter ? Pourquoi y a-t-il si peu d'entreprises qui acceptent de les embaucher ? Le face à face entre les jeunes et la police risque bien de durer tant que ces questions ne seront pas posées.
(1) En Seine-Saint-Denis, des magistrats dénoncent l'agressivité des policiers à l'égard de mineurs, Le Monde, 28 octobre 2000. Voir aussi l'action de l'association "17 octobre 1961, Contre l'oubli".
(2) A. Bauer et X. Raufer, Violences et insécurité urbaines, PUF, Que sais-je ?, 1998 . S. Body-Gendrot, Les villes face à l'insécurité, Bayard Editions, 1999