Kronstadt 1921 : prolétariat contre bolchevisme

Une coïncidence de dates a voulu que le 18 mars soit le premier jour de

la Commune de Paris et aussi le dernier jour de la Commune de Kronstadt.

Si le 25 octobre 1917 consacre la chute, par un coup d'État militaire, du

gouvernement " modéré " et bourgeois de Kerensky, il y a bien eu,

précédemment une véritable révolution sociale.Durant les mois qui

précèdent, les soviets (ou Conseils de délégués ouvriers, soldats et

paysans) avaient pénétré dans presque toutes les usines, sapant les bases

économiques et sociales du régime bourgeois. Les comités et soviets de

soldats avaient totalement désorganisé l'armée tsariste. Dans les

campagnes, les paysans avaient exproprié collectivement les propriétaires

terriens et avaient entrepris la culture commune de la terre. Pendant

l'Octobre des ouvriers et des paysans, les slogans étaient sans ambiguïté

: La terre aux paysans, l'usine à l'ouvrier. Le pouvoir aux soviets

locaux et au centre des soldats, ouvriers et paysans.

La Contre-révolution bolchevique

Trois tendances inconciliables vont s'affronter : Il y avait le camp de

la Réaction avec les "armées blanches" qui tentait de réinstaurer le

tsarisme ; le camp des partisans d'une société dirigée sur tous les plans

par un "État ouvrier" ; et il y avait aussi (et surtout) un mouvement

populaire, porteur d'une dynamique et d'un projet autogestionnaire.

L'Histoire va alors démontrer qu'entre autogestion sociale et

étatisation, il n'y avait pas d'accord possible. Dès leur arrivée au

pouvoir les bolcheviks vont mettre en œuvre leur fameuse conception de la

" dictature du prolétariat " qui, bien évidemment, ne signifie pas autre

chose que la dictature du Parti : La dictature de la classe ouvrière ne

peut être garantie que sous la forme de la dictature de son avant-garde,

c'est-à-dire du Parti communiste (Résolution du XIIè Congrès du

Parti).Les organisations ouvrières sont mises au pas. En avril 1918, tous

les clubs anarchistes à Moscou sont fermés (pris au canon) et 600

militants libertaires sont jetés en prison.Le nouveau pouvoir va imposer

une militarisation du travail et transformer des millions d'individus en

exécutants soumis.

Militarisation du travail et fascisme rouge

Le renforcement de la discipline et la présence de l'armée à l'intérieur

même des usines va provoquer de nombreux meetings de protestation. Les

organisateurs de ces meetings seront dénoncés comme des

"contre-révolutionnaires", des saboteurs, des espions etc.Pour Lénine et

les bolcheviks les paysans sont incapables d'une prise de conscience

révolutionnaire, et doivent donc être asservis à "l'État prolétarien".

C'est ainsi que l'Armée rouge va organiser un pillage systématique des

campagnes, créant artificiellement le conflit

"ville-campagne". Au lieu de faire alliance avec la paysannerie, qui

combat le retour des Blancs (tsaristes), et de respecter le slogan "La

terre aux paysans, l'usine à l'ouvrier", le parti bolchevik déclenche

l'hostilité générale de la paysannerie à son égard. Une fois le danger

contre-révolutionnaire écarté, des révoltes armées embrasent le pays tout

entier (dont le mouvement anarchiste makhnoviste). En février 1921, soit

un mois avant l'insurrection de Kronstadt, un rapport de la Tchéka

(police politique bolchevik) dénombre 118 insurrections paysannes.

Les grèves insurrectionnelles ouvrières de 1921

Rappeler tous ces éléments était nécessaire pour comprendre le vent de

révolte qui va souffler en 1921 et la rage de tous ceux et celles qui

aspiraient à une "troisième révolution" : la véritable révolution sociale

et socialiste !En effet, si la Révolution est victorieuse, les

travailleurs se rendent compte que ses conquêtes leur échappent ! La

famine s'installe : on estime à 5 200 000 personnes, mortes victimes de

la famine et du froid en 1921. Alors que déjà les apparatchiks du pouvoir

s'octroient de multiples privilèges, la décision gouvernementale du 22

janvier 1921, de réduire d'un tiers les rations de pain pour les citadins

jette une étincelle sur un baril de poudre. Des grèves et des

manifestations suivent les meetings, vite réprimées par les Koursantis

(officiers de l'Armée rouge) et les unités spéciales de la Tchéka. Le

mouvement prend une ampleur

exceptionnelle à Petrograd.Les bolcheviks répondent par des arrestations

et des fusillades. La plupart des mencheviks, Socialistes

Révolutionnaires (S-R) et anarchistes encore en liberté sont arrêtés et

rejoignent les centaines d'ouvriers déjà appréhendés.

Les marins de Kronstadt demandent des comptes

Les échos de ces événements sont parvenus à Kronstadt. Lors des premières

grèves de Petrograd, les kronstadtiens apprennent également que le

pouvoir menace les ouvriers de l'intervention de "Kronstadt-la-Rouge",

qui les forcerait à reprendre le travail s'ils continuaient à faire

grève. Ainsi, les bolcheviks transformaient Kronstadt en épouvantail dans

toute la Russie pour appuyer leur politique… Les marins envoient donc une

délégation, afin de s'informer sur le caractère du mouvement.Le 1er mars,

un meeting a lieu à Kronstadt, rassemblant 16 000 personnes (environ le

tiers de la population totale de l'île). Les représentants du

gouvernement s'y font copieusement critiqués et la résolution du 28

février est adoptée (qui sera le "testament politique" de la Commune).

Alors, par la bouche de Trotsky et de Zinoviev, le Comité Central du

Parti entame sa vieille rengaine et stigmatise aussitôt le mouvement

comme une rébellion contre-révolutionnaire fomentée de l'étranger etc.

Lénine écrit : Il est absolument évident que c'est l'œuvre des

socialistes-révolutionnaires et des gardes blancs de l'étranger […], un

mouvement petit-bourgeois anarchiste.

La Commune, du 2 au 18 mars 1921

Le 2 mars, 300 délégués de toutes les unités militaires des équipages et

des fabriques, se réunissent dans le but d'élaborer les bases des

nouvelles élections du Soviet. C'est le commencement de la Commune. Le 3

mars, parait le premier numéro des Izvestia (Les Nouvelles) de Kronstadt,

journal quotidien de la Commune jusqu'au 16 mars. Toutes les prises de

position des insurgés y paraîtront.Pendant dix jours et dix nuits

harassantes, les marins et les soldats de la ville tinrent bon contre un

feu d'artillerie continu, venant de trois côtés, et contre les bombes,

lancées par l'aviation. Pendant la Commune, tout le Petrograd socialiste

(au sens réel du terme) et anarchiste est décimé, soumis sous la botte

bolchevik. Les équipes de la Tchéka arrêtent tous les militants, les

attroupements "de plus d'une personne" sont interdits !Pour mettre

Kronstadt à genoux, le gouvernement devra faire appel à des unités

spéciales, laminées par la propagande officielle et d'une fidélité

aveugle au Parti. Mais malgré cela, l'État-major de l'Armée rouge va

subir de nombreux déboires. Dès les premières offensives, des démissions

massives se produisent. Des régiments entiers refusent de monter à

l'assaut ! Ces mouvements de refus vont s'intensifier les jours suivants

: beaucoup de mobilisés veulent savoir ce que réclament les Kronstadiens

et pourquoi on les envoie contre eux. La répression s'abat sur les

régiments " indisciplinés " : dans de nombreuses unités, un soldat sur

cinq est fusillé. Lors des attaques, afin de prévenir la reddition des

troupes, des rangs " d'éléments sûrs " (Tchékistes, permanents du Parti)

sont placés derrière les assaillants et leurs tirent dessus à la moindre

hésitation.Le 16 mars, l'ordre est donné de s'emparer de la forteresse

coûte que coûte. Quand les forces gouvernementales parviennent à rentrer

dans Kronstadt, la bataille se transforme en combat de rue. Exténués par

huit jours de résistance ininterrompue, affamés, à court de munitions,

les kronstadiens décident d'évacuer la forteresse. 8 000 d'entre eux

parviendront à se réfugier en Finlande. Ils seront arrêtés plus tard, à

leur retour, et fusillés en nombre ou entassés dans des camps.Si le

nombre de kronstadiens tombés au cours des combats est relativement peu

élevé (comparativement aux pertes des attaquants), il va

considérablement augmenter par le nombre de prisonniers et blessés

exécutés sommairement par leurs ennemis. Les kronstadiens vont en effet

être sauvagement pourchassés dans les rues de la ville, les blessés

achevés sur place. Dybenko, le nouveau commandant de Kronstadt nommé par

le pouvoir, revendique 900 exécutions pour la première journée où l'ordre

fut rétabli dans l'île. Les kronstadiens étaient devenus des témoins

gênants des contradictions de la dictature du prolétariat. Par conséquent

leur seule existence continuait à représenter un danger pour le Parti,

car ils pouvaient contaminerle reste de la population, en les informant

de la nature et du caractère réels de leur mouvement.

La signification politique de Kronstadt

L'objectif des insurgés de Kronstadt était clairement une "troisième

révolution". Cette troisième révolution fait suite à la première, contre

le tsarisme, contre la noblesse féodale et l'autocratie et à la deuxième,

contre la bourgeoisie, le parlementarisme et le capitalisme privé. La

Troisième révolution se fera, elle, contre le césarisme bureaucratique de

parti et le capitalisme d'État, pour établir le pouvoir des Conseils,

sans parti guide. Si les Kronstadiens ne cèdent pas aux sommations et

ultimatums lancés par Trostsky et ses sbires c'est donc parce qu'ils

espèrent, jusqu'au dernier moment, que leur mouvement va servir de

déclencheur à cette nouvelle révolution sociale.Le caractère libertaire

et révolutionnaire de ce mouvement est donc indéniable. Mais pour saisir

la signification précise de Kronstadt, il faut aller plus loin.

L'insurrection marque un tournant décisif de la Révolution russe parce

qu'elle consacre l'instauration définitive du bolchevisme. Lénine a su

exploiter l'événement pour mater et écarter l'Opposition Ouvrière au sein

de son propre parti ; le tout afin de passer à la N.E.P, la Nouvelle

Politique, ce qui n'eût pas été possible sans la répression du dernier

souffle révolutionnaire du prolétariat à Kronstadt.Du fait de sa trop

brève durée et de son isolement, Kronstadt n'atteint pas la même

profondeur sociale et révolutionnaire que le mouvement makhnoviste ou la

révolution espagnole de 1936-1937 par exemple, mais sa démarche spontanée

de classe et la netteté de ses mots d'ordre en font un prototype accompli

de toute lutte anti-autoritaire.

Groupe Kronstadt (Lyon)

[ texte repris du site : http://increvablesanarchistes.org/ ]