Prévert : poète "de classe" ou poète "anarchiste" ?1

Suivi de

Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France

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Le portrait que donne Claude Roy de Prévert –"révolutionnaire, anticlérical, antimilitariste" -serait recevable s'il n'ajoutait "antitout". On retiendra davantage celui du poète qui "fait flèche de tout mot": "[...] il dérange les opinions reçues, disloque les associations d'idées consacrées et confortables. On parle, on bavarde, et fait-on attention à ce qu'on dit? Mais Prévert y prend garde pour nous. Les formules usuelles sortent, de ses mains agiles, complètement rafraîchies ou définitivement assassinées."

Roger Leenhardt avait déjà noté (dans Fontaine, en mai 1945) la critique que fait Prévert du lieu commun, en tant qu'"expression idéale du préjugé" et "sottisier de l'esprit bourgeois". A Pierre Dumayet, cette critique paraît faire de Prévert "un poète de classe" (selon le titre de son second article, qui accentue la réflexion du premier) : "Il me semble qu'un des plus grands mérites de Jacques Prévert soit de nous rendre conscients de notre langage, c'est-à-dire de ses implications morales. L'ensemble de ces implications constituant à elles seules, me semble-t-il, "l'inconscient collet!if' [...]. On retrouve ici faite poétiquement au langage la critique faite aux concepts par les marxistes : on ne peut parler d'humanité dans une société où coexistent deux classes en lutte [...]. C'est par cette prétention à la généralité, par leur optimisme non fondé que notre langage, nos proverbes ont un contenu de classe. " Jean Rougeul rejoindra à sa façon une telle analyse: "Toute cette vision poétique de l'univers s'encadre [...] dans une conception très précise des rapports humains. Prévert est solidement révolutionnaire, non par théorie, mais parce qu'il perçoit, avec une sorte d'infaillible instinct, les mouvements divers de la lutte des classes. " Bataille, qui entend démontrer les liens de la poésie de Prévert à l'événement jusque dans les pages "où le sens n’est pas clairement prémédité", reconnaît à d'autres, le "Dîner de têtes", "La Crosse en l'air", un sens ouvertement "politique, communiste, anticlérical". Si communisme il y a, il ne doit pas être orthodoxe, car, tout en lui reconnaissant "le pouvoir d'exprimer comme nul autre [...] les drames et les bonheurs du quotidien ", H.-J. Dupuy regrette "que Prévert ne parvienne pas à échapper à une sorte d'anarchisme de collégien, assez peu efficace en définitive malgré ses cinglantes irrévérences". Mais la réserve reste légère à côté de la hargne que déploiera, quatre ans plus tard, La Nouvelle Critique, "revue du marxisme militant", où Jacques Gaucheron stigmatisera "les faux bons sentiments d'un anarchisme désolé" (mars 1950) et la négation "par une antithèse mécanique" des "ponts du présent au futur, ces ponts, clefs et passages que la politique des partis communistes léninistes et Staliniens définit à chaque moment" (septembre-octobre 1950).

Anarchisme : le mot est prononcé plus d'une fois dès 1946, dans un sens souvent péjoratif. Ce n'est pas le cas de Gaëtan Picon, qui définit l'homme de Prévert, "anarchiste et sceptique, parce qu'il soupçonne, dans toutes les fois qui lui sont proposées, une tentative pour faire de lui une dupe. De là sa défiance, son "je ne marche pas" devant les mensonges de la grandeur et de l'épopée [...], son pacifisme, son antinationalisme, sa rancune à l'égard de la religion ". Ce dernier trait semble un peu gêner Picon car, ayant évoqué l'anticléricalisme, il ajoute que "la portée historique" en "semble déjà quelque peu dépassée", compte tenu des "doctrines qui ont ouvert la conscience populaire à une compréhension de l'histoire et à un sens de la grandeur qui ne l'habitent pas naturellement ". Faut-il comprendre que le marxisme rend l'anticléricalisme caduc? Sans prononcer le mot d'anarchisme, René Laporte donne de Prévert un portrait qui y fait penser. Le titre de son article, "Gravé sur les murs de tous les jours – Jacques Prévert: Paroles ", parait témoigner de l'attention pertinente qu'il aurait portée à la couverture du recueil. Il voit dans Paroles "de quoi armer les rêves de toute une génération [...] une poésie de combat", en lutte "contre la bêtise, contre les préjugés" , traduisant "un état de révolte permanente ". Le livre, pense-t-il, "aura sur beaucoup de lecteurs l'effet d'une explosion ", même s'il rassemble des poèmes dont beaucoup "ne datent pas d'un hier très proche [...] graffiti vengeurs et désespérés " que Prévert, "à la pointe du couteau, [...] gravait sur les murs de la nuit " et qui "mis bout à bout vont faire l'épopée d'un temps où ce n'eSt pas toujours très drôle de vivre [...]. Prévert ne tire pas ses coups de feu au hasard. Il vise avec soin et il connaît ses cibles ". Il aurait été logique que ce portrait de Prévert en "franc-tireur " parût dans le journal qui portait ce nom, et il est vrai que le compte rendu de son chroniqueur, Marcel Péju, en reprend certains éléments mais, empruntant son titre -"Jacques Prévert et la poésie-fleur rouge de la liberté" - à "La Crosse en l'air ", il insiste sur ce qui motive la révolte plus que sur la révolte elle-même: "Anarchisme sentimental, diront peut-être les esprits forts et sérieux [...], ~ cette insurrection sans nuance est enfantine [...]. C'est aussi ce que Créon : disait à la petite Antigone [...]. Comme l'Antigone éternelle, Prévert refuse "d'entrer dans l'ordre de l'économie, de franchir le pas décisif des compromissions, des calculs et des tolérances [...]. Il nous plaît de voir la révolte la plus totale s'exprimer [...] dans toute la pureté de son évidence, et que cette révolte retentisse comme un chant d'amour " (Franc-Tireur, 28 juin). Au sujet du langage comme à propos de l'anarchisme, le compte rendu (signé "Y. L. ") que publie Paru (dans son numéro de juillet) semble réducteur, sauf lorsqu'il nous signale que Prévert mobilise "tout l'univers de la culture populaire ". Pousser la réflexion sur l'arrière-plan culturel de la poésie de Prévert aurait évité au rédacteur de l'article la naïveté de cette affirmation: "L'univers de Jacques Prévert est le moins littéraire qui soit.

Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France

Ceux qui pieusement...

Ceux qui copieusement...

Ceux qui tricolorent

Ceux qui inaugurent

Ceux qui croient

Ceux qui croient croire

Ceux qui croa-croa

Ceux qui ont des plumes

Ceux qui grignotent

Ceux qui andromaquent

Ceux qui dreadnoughtent

Ceux qui majusculent

Ceux qui chantent en mesure

Ceux qui brossent à reluire

Ceux qui ont du ventre

Ceux qui baissent les yeux

Ceux qui savent découper le poulet

Ceux qui sont chauves à l'intérieur de la tête

Ceux qui bénissent les meutes

Ceux qui font les honneurs du pied

Ceux qui debout les morts

Ceux qui baïonnette... on’

Ceux qui donnent des canons aux enfants

Ceux qui donnent des enfants aux canons

Ceux qui flottent et ne sombrent pas

Ceux qui ne prennent pas le Pirée pour un homme

Ceux que leurs ailes de géants empêchent de voler

Ceux qui plantent en rêve des tessons de bouteille sur la grande muraille de Chine

Ceux qui mettent un loup sur leur visage quand ils mangent du mouton

Ceux qui volent des œufs et qui n'osent pas les faire cuire

Ceux qui ont quatre mille huit cent dix mètres de Mont Blanc, trois cents de Tour Eiffel, vingt-cinq centimètres de tour de poitrine et qui en sont fiers

Ceux qui mamelles de la France

Ceux qui courent, volent et nous vengent, tout ceux-là, et beaucoup d'autres entraient fièrement à l'Élysée en faisant craquer les graviers, tous ceux-là se bousculaient, se dépêchaient, car il y avait un grand dîner de têtes et chacun s'était fait celle qu'il voulait.

L'un une tête de pipe en terre, l'autre une tête d'amiral anglais, il y en avait avec des têtes de boule puante, des têtes de Galliffet, des têtes d'animaux malades de la tête, des têtes d'Auguste Comte, des têtes de Rouget de Lisle, des têtes de Sainte Thérèse, des têtes de fromage de tête, des têtes de pied, des têtes de monseigneur et des têtes de crémier.

Quelques-uns, pour faire rire le monde, portaient sur leurs épaules de charmants visages de veaux, et ces visages étaient si beaux et si tristes, avec les petites herbes vertes dans le creux des oreilles comme le goémon dans le creux des rochers, que personne ne les remarquait.

Une mère à tête de morte montrait en riant sa fille à tête d'orpheline au vieux diplomate ami de la famille qui s'était fait la tête de Soleilland.

C'était véritablement délicieusement charmant et d'un goût si sûr que lorsque arriva le Président avec une somptueuse tête d'œuf de Colomb ce fut du délire.

"C'était simple, mais il fallait y penser", dit le Président en dépliant sa serviette et devant tant de malice et de simplicité les invités ne peuvent maîtriser leur émotion; à travers des yeux cartonnés de crocodile un gros industriel verse de véritables larmes de joie, un plus petit mordille la table, de jolies femmes se frottent les seins très doucement et l'amiral, emporté par son enthousiasme, boit sa flûte de champagne par le mauvais côté, croque le pied de la flûte et, l'intestin perforé, meurt debout, cramponné au bastingage de sa chaise en criant: "Les enfants d'abord".

Étrange hasard, la femme du naufragé, sur les conseils de sa bonne, s'était, le matin même, confectionné une étonnante tête de veuve de guerre, avec les deux grands plis d'amertume de chaque côté de la bouche, et les deux petites poches de la douleur, grises sous les yeux bleus.

Dressée sur sa chaise, elle interpelle le président et réclame à grands cris l'allocation militaire et le droit de porter sur sa robe du soir le sextant du défunt en sautoir.

Un peu calmée elle laisse ensuite son regard de femme seule errer sur la table et voyant parmi les hors-d'œuvre des filets de harengs, elle en prend machinalement en sanglotant, puis en reprend, pensant à l'amiral qui n'en mangeait pas si souvent de son vivant et qui pourtant les aimait tant.

Stop. C'est le chef du protocole qui dit qu'il faut s'arrêter de manger, car le président va parler.

Le président s'est levé, il a brisé le sommet de sa coquille avec son couteau pour avoir moins chaud, un tout petit peu moins chaud.

Il parle et le silence est tel qu'on entend les mouches voler et qu'on les entend si distinctement voler qu'on n'entend plus du tout le président parler, et c'est bien regrettable parce qu'il parle des mouches, précisément, et de leur incontestable utilité dans tous les domaines et dans le domaine colonial en particulier.

"...car sans les mouches, pas de chasse-mouches, sans chasse-mouches pas de Dey d'Alger, pas de consul... pas d'affront à venger, pas d'oliviers, pas d'Algérie, pas de grandes chaleurs, messieurs, et les grandes chaleurs, c'est la santé des voyageurs, d'ailleurs..."

Mais quand les mouches s'ennuient elles meurent, et toutes ces histoires d'autrefois, toutes ces statistiques les emplissant d'une profonde tristesse, elles commencent par lâcher une patte du plafond, puis l'autre, et tombent … comme des mouches, dans les assiettes... sur les plastrons,

mortes comme le dit la chanson.

"La plus noble conquête de l'homme, c'est le cheval, dit le président, et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là."

C'est la fin du discours; comme une orange abîmée lancée très fort contre un mur par un gamin mal élevé, la MARSEILLAISE éclate et tous les spectateurs, éclaboussés par le vert-de-gris et les cuivres, se dressent congestionnés, ivres d'Histoire de France et de Pontet-Canet.

Tous sont debout, sauf l'homme à tête de Rouget de Lisle qui croit que c'est arrivé et qui trouve qu'après tout ce n'est pas si mal exécuté et puis, peu à peu, la musique s'est calmée et la mère à tête de morte en a profité pour pousser sa petite fille à tête d'orpheline du côté du président.

Les fleurs à la main, l'enfant commence son compliment: "Monsieur le Président..." mais l'émotion, la chaleur, les mouches, voilà qu'elle chancelle et qu'elle tombe le visage dans les fleurs, les dents serrées comme un sécateur.

L 'homme à tête de bandage herniaire et l'homme à tête de phlegmon se précipitent, et la petite est enlevée, autopsiée et reniée par sa mère, qui, trouvant sur le carnet de bal de l'enfant des dessins obscènes comme on n'en voit pas souvent, n'ose penser que c'est le diplomate ami de la famille et dont dépend la situation du père qui s'est amusé si légèrement.

Cachant le carnet dans sa robe, elle se pique le sein avec le petit crayon blanc et pousse un long hurlement, et sa douleur fait peine à voir à ceux qui pensent qu'assurément voilà bien là la douleur d'une mère qui vient de perdre son enfant.

Fière d'être regardée, elle se laisse aller, elle se laisse écouter, elle gémit, elle chante:

"Où donc est-elle ma petite fille chérie, où donc est-elle ma petite Barbara qui donnait de l'herbe aux lapins et des lapins aux cobras!"

Mais le président, qui sans doute n'en est pas à son premier enfant perdu, fait un signe de la main et la fête continue.

Et ceux qui étaient venus pour vendre du charbon et du blé vendent du charbon et du blé et de grandes îles entourées d'eau de tous côtés, de grandes îles avec des arbres à pneus et des pianos métalliques bien stylés pour qu'on n'entende pas trop les cris des indigènes autour des plantations quand les colons facétieux essaient après dîner leur carabine à répétition.

Un oiseau sur l'épaule, un autre au fond du pantalon pour le faire rôtir, l'oiseau, un peu plus tard à la maison, les poètes vont et viennent dans tous les salons.

"C'est, dit l'un d'eux, réellement très réussi", mais dans un nuage de magnésium le chef du protocole est pris en flagrant délit, remuant une tasse de chocolat glacé avec une cuiller à café.

"Il n'y a pas de cuiller spéciale pour le chocolat glacé, c'est insensé, dit le préfet, on aurait dû y penser, le dentiste a bien son davier, le papier son coupe-papier et les radis roses leurs raviers."

Mais soudain tous de trembler car un homme avec une tête d'homme est entré, un homme que personne n'avait invité et qui pose doucement sur la table la tête de Louis XVI dans un panier.

C'est vraiment la grande horreur, les dents, les vieillards et les portes claquent de peur.

"Nous sommes perdus, nous avons décapité un serrurier", hurlent en glissant sur la rampe d'escalier les bourgeois de Calais dans leur chemise grise comme le cap Gris-Nez.

La grande horreur, le tumulte, le malaise, la fin des haricots, l'état de siège et dehors en grande tenue les mains noires sous les gants blancs, le factionnaire qui voit dans les ruisseaux du sang et sur sa tunique une punaise pense que ça va mal et qu'il faut s'en aller s'il en est encore temps.

"J'aurais voulu, dit l'homme en souriant, vous apporter aussi les restes de la famille impériale qui repose, paraît-il, au caveau Caucasien 1 rue Pigalle, mais les Cosaques qui pleurent, dansent et vendent à boire veillent jalousement leurs morts.

"On ne peut pas tout avoir, je ne suis pas Ruy Blas, je ne suis pas Cagliostro, je n'ai pas la boule de verre, je n'ai pas le marc de café. Je n'ai pas la barbe en ouate de ceux qui prophétisent. J'aime beaucoup rire en société, je parle ici pour les grabataires, je monologue pour les débardeurs, je phonographe pour les splendides idiots des boulevards extérieurs et c'est tout à fait par hasard si je vous rends visite dans votre petit intérieur.

"Premier qui dit: "Et ta sœur", est un homme mort. Personne ne le dit, il a tort, c'était pour rire.

"Il faut bien rire un peu et si vous vouliez, je vous emmènerais visiter la ville mais vous avez peur des voyages, vous savez ce que vous savez et que la Tour de Pise est penchée et que le vertige vous prend quand vous vous penchez vous aussi à la terrasse des cafés.

"Et pourtant vous vous seriez bien amusés, comme le président quand il descend dans la mine, comme Rodolphe au tapis-franc quand il va voir le chourineur, comme lorsque vous étiez enfant et qu'on vous emmenait au jardin des Plantes voir le grand tamanoir.

"Vous auriez pu voir les truands sans cour des miracles, les lépreux sans cliquette et les hommes sans chemise couchés sur les bancs, couchés pour un instant, car c'est défendu de rester là un peu longtemps.

"Vous auriez vu les hommes dans les asiles de nuit faire le signe de la croix pour avoir un lit, et les familles de huit enfants "qui crèchent à huit dans une chambre" et si vous aviez été sages vous auriez eu la chance et le plaisir de voir le père qui se lève parce qu'il a sa crise, la mère qui meurt doucement sur son dernier enfant, le reste de la famille qui s'enfuit en courant et qui pour échapper à sa misère tente de se frayer un chemin dans le sang.

"Il faut voir, vous dis-je, c'est passionnant, il faut voir à l'heure où le bon Pasteur conduit ses brebis à la Villette, à l'heure où le fils de famille jette avec un bruit mou sa gourme sur le trottoir, à l'heure où les enfants qui s'ennuient changent de lit dans leur dortoir, il faut voir l'homme couché dans son lit-cage à l'heure où son réveil va sonner.

"Regardez-le, écoutez-le ronfler, il rêve, il rêve qu'il part en voyage, rêve que tout va bien, rêve qu'il a un coin, mais l'aiguille du réveil rencontre celle du train et l'homme levé plonge la tête dans la cuvette d'eau glacée si c'est l'hiver, fétide si c'est l'été.

"Regardez-le se dépêcher, boire son café-crème, entrer à l'usine, travailler, mais il n'est pas encore réveillé, le réveil n'a pas sonné assez fort, le café n'était pas assez fort, il rêve encore, rêve qu'il est en voyage, rêve qu'il a un coin, se penche par la portière et tombe dans un jardin, tombe dans un cimetière, se réveille et crie comme une bête, deux doigts lui manquent, la machine l'a mordu, il n'était pas là pour rêver et comme vous pensez ça devait arriver.

"Vous pensez même que ça n'arrive pas souvent et qu'une hirondelle ne fait pas le printemps, vous pensez qu'un tremblement de terre en Nouvelle-Guinée n'empêche pas la vigne de pousser en France, les fromages de se faire et la terre de tourner.

"Mais je ne vous ai pas demandé de penser; je vous ai dit de regarder, d'écouter, pour vous habituer, pour n'être pas surpris d'entendre craquer vos billards le jour où les vrais éléphants viendront reprendre leur ivoire.

"Car cette tête si peu vivante que vous remuez sous le carton mort, cette tête blême sous le carton drôle, cette tête avec toutes ses rides, toutes ses grimaces instruites, un jour vous la hocherez avec un air détaché du tronc et quand elle tombera dans la sciure vous ne direz ni oui ru non.

"Et si ce n'est pas vous ce sera quelques-uns des vôtres, car vous connaissez les fables avec vos bergers et vos chiens, et ce n'est pas la vaisselle cérébrale qui vous manque.

"Je plaisante, mais vous savez, comme dit l'autre, un rien suffit à changer le cours des choses. Un peu de fulmi-coton dans l'oreille d'un monarque malade et le monarque explose. La reine accourt à son chevet. Il n 'y a pas de chevet. Il n'y a plus de palais. Tout est plutôt ruine et deuil. La reine sent sa raison sombrer. Pour la réconforter, un inconnu avec un bon sourire, lui donne le mauvais café. La reine en prend, la reine en meurt et les valets collent des étiquettes sur les bagages des enfants. L'homme au bon sourire revient, ouvre la plus grande malle, pousse les petits princes dedans, met le cadenas à la malle, la malle à la consigne et se retire en se frottant les mains.

"Et quand je dis, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs: "le Roi, la Reine, les petits princes", c'est pour envelopper les choses, car on ne peut pas raisonnablement blâmer les régicides qui n'ont pas de roi sous la main, s'ils exercent parfois leurs dons dans leur entourage immédiat.

"Particulièrement parmi ceux qui pensent qu'une poignée de riz suffit à nourrir toute une famille de Chinois pendant de longues années.

"Parmi celles qui ricanent dans les expositions parce qu'une femme noire porte dans son dos un enfant noir et qui portent depuis six ou sept mois dans leur ventre blanc un enfant blanc et mort.

"Parmi les trente mille personnes raisonnables composées d'une âme et d'un corps, qui défilèrent le Six Mars à Bruxelles, musique militaire en tête, devant le monument élevé au Pigeon-Soldat et parmi celles qui défileront demain à Brive-la-Gaillarde, à Rosa-la-Rose ou à Carpa-la-Juive devant le monument du Jeune et veau marin qui périt à la guerre comme tout un chacun."

Mais une carafe lancée de loin par un colombophile indigné touche en plein front l'homme qui racontait comment il aimait rire. Il tombe, le Pigeon-Soldat est vengé.

Les cartonnés officiels écrasent la tête de l'homme à coups de pied et la jeune fille qui trempe en souvenir le bout de son ombrelle dans le sang éclate d'un petit rire charmant, la musique reprend.

La tête de l'homme est rouge comme une tomate trop rouge, au bout d'un nerf un œil pend, mais sur le visage démoli ,l'œil vivant, le gauche, brille comme une lanterne sur des ruines.

"Emportez-le", dit le Président, et l'homme couché sur une civière et le visage caché par une pèlerine d'agent sort de l'Élysée horizontalement, un homme derrière lui, un autre devant.

"Il faut bien rire un peu", dit-il au factionnaire et le factionnaire le regarde passer avec ce regard figé qu'ont parfois les bons vivants devant les mauvais.

Découpée dans le rideau de fer de la pharmacie une étoile de lumière brille et comme des rois mages en mal d'enfant Jésus, les garçons bouchers, les marchands d'édredons et tous les hommes de cœur contemplent l'étoile qui leur dit que l'homme est à l'intérieur, qu'il n'est pas tout à fait mort, qu'on est en train peut-être de le soigner et tous attendent qu'il sorte avec l'espoir de l'achever.

Ils attendent, et bientôt, à quatre pattes à cause de la trop petite ouverture du rideau de fer, le juge d'instruction pénètre dans la boutique, le pharmacien l'aide à se relever et lui montre l'homme mort, la tête appuyée sur le pèse-bébé.

Et le juge se demande, et le pharmacien regarde le juge se demander si ce n'est pas le même homme qui jeta des confettis sur le corbillard du maréchal et qui jadis, plaça la machine infernale sur le chemin du petit caporal.

Et puis ils parlent de leurs petites affaires, de leurs enfants, de leurs bronches; le jour se lève, on tire les rideaux chez le Président.

Dehors, c'est le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c'est le printemps, l'aiguille s'affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocéphale sur son sofa s'affale et fait la folle.

Il fait chaud. Amoureuses les allumettes tisons se vautrent sur leur frottoir, c'est le printemps, l'acné des collégiens et voilà la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voilà les pélicans, les fleurs sur les balcons, voilà les arrosoirs, c'est la belle saison.

Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,

ceux qui écaillent le poisson

ceux qui mangent la mauvaise viande

ceux qui fabriquent les épingles à cheveux

ceux qui soufflent vides les bouteilles que d'autres boiront pleines

ceux qui coupent le pain avec leur couteau

ceux qui passent leurs vacances dans les usines

ceux qui ne savent pas ce qu'il faut dire

ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait

ceux qu'on n'endort pas chez le dentiste

ceux qui crachent leurs poumons dans le métro

ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec les- quels d'autres écriront en plein air que tout va pour le mieux

ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire

ceux qui ont du travail

ceux qui n'en ont pas

ceux qui en cherchent

ceux qui n'en cherchent pas

ceux qui donnent à boire aux chevaux

ceux qui regardent leur chien mourir

ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire

ceux qui l'hiver se chauffent dans les églises

ceux que le suisse envoie se chauffer dehors

ceux qui croupissent

ceux qui voudraient manger pour vivre

ceux qui voyagent sous les roues

ceux qui regardent la Seine couler

ceux qu'on engage, qu'on remercie, qu'on augmente, qu'on diminue, qu'on manipule, qu'on fouille, qu'on assomme

ceux dont on prend les empreintes

ceux qu'on fait sortir des rangs au hasard et qu'on fusille ceux qu'on fait défiler devant l'arc

ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier

ceux qui n'ont jamais vu la mer

ceux qui sentent le lin parce qu'ils travaillent le lin

ceux qui n'ont pas l'eau courante ceux qui sont voués au bleu horizon

ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire

ceux qui vieillissent plus vite que les autres

ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser l'épingle

ceux qui crèvent d'ennui le dimanche après-midi

parce qu'ils voient venir le lundi et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi,

et le samedi

et le dimanche après-midi.


1 In Jacques Prévert, œuvres complètes, Gallimard La Pléiade. P1000,1001.